9

 

 

Sur le sol du bévatron, gisaient huit personnes. Aucune d’entre elles n’était entièrement consciente. Autour d’elles, le sol était jonché de ruines fumantes, les débris noircis de métal et de béton qui avaient constitué la plate-forme d’observation. À la vitesse d’escargots, des infirmiers descendaient précautionneusement le long d’échelles dans la salle du bévatron. Il ne leur faudrait pas longtemps pour atteindre les huit corps, avant même qu’on ait coupé l’énergie qui alimentait l’aimant, et que le faisceau bourdonnant de protons ait sombré dans le silence.

S’agitant dans son lit, Hamilton étudiait cette scène. Il l’examinait sans trêve. Lorsqu’il tendait à s’éveiller, les contours s’en faisaient plus flous. Lorsqu’il sombrait à nouveau dans le sommeil, la scène se précisait, nette, distincte.

À côté de Hamilton, sa femme s’agitait et gémissait dans son sommeil. Dans la ville de Belmont, huit personnes dormaient péniblement, alternativement balancées entre le sommeil et la conscience, voyant se dessiner encore et encore les contours du bévatron, et les silhouettes allongées, recroquevillées.

Luttant pour retenir chaque détail de la scène, Hamilton contemplait chacun des corps avec la plus grande attention.

Tout d’abord, et c’était le plus terrible, il y avait son propre corps. Il était tombé le dernier. Il avait heurté le ciment avec violence et gisait inerte, les bras grands ouverts, une jambe tordue sous lui. Abstraction faite de sa faible respiration irrégulière, il ne bougeait pas. Si seulement il pouvait s’atteindre, s’il pouvait hurler, attirer l’attention de ce corps et le tirer des ténèbres de l’inconscience. Mais c’était sans espoir.

Non loin de là gisait la lourde carcasse de Mc Feyffe. Le visage épais portait une expression d’étonnement extraordinaire. Une main essayait encore d’attraper une rambarde qui n’existait plus. Et une traînée de sang barrait sa joue grasse. Mc Feyffe était blessé. Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Sa respiration était rauque, irrégulière. Et sa poitrine s’élevait et s’abaissait péniblement.

Derrière Mc Feyffe se trouvait Miss Joan Reiss. À demi enfouie sous les décombres, elle haletait et ses bras et ses jambes luttaient en un réflexe pour repousser les débris de plâtre et de ciment. Ses lunettes étaient brisées. Ses vêtements étaient déchirés et une vilaine bosse apparaissait sur sa tempe.

Marsha n’était pas loin, et le cœur de Hamilton se serra, en voyant qu’elle ne bougeait pas. Elle gisait, inconsciente, un bras coincé sous son corps, les genoux repliés dans une position presque fœtale, la tête tournée de côté, et ses cheveux bruns répandus sur son cou et sur ses épaules étaient roussis. Un léger souffle agitait ses lèvres, mais nul autre mouvement n’animait son corps. Ses vêtements étaient en train de brûler. Une ligne d’étincelles progressait inexorablement vers son corps. Un nuage de fumée âcre l’enveloppait et masquait partiellement ses jambes fuselées et ses pieds. Une de ses chaussures à haut talon avait roulé au loin ; elle gisait à un mètre de là, comme une épave abandonnée.

Mrs Pritchett était une montagne de chair palpitante, grotesque dans sa robe à fleurs, maintenant brûlée de toute part. Son chapeau extraordinaire avait été aplati par les débris de plâtre. Son sac s’était ouvert lors de la chute, et son contenu gisait, répandu autour d’elle.

Presque perdu sous les débris, se trouvait David Pritchett. Il gémit une fois. Une autre fois, il bougea. Une barre de métal tordue pesait sur sa poitrine, l’empêchant de se redresser. C’était vers lui que se dirigeaient, à l’allure d’un escargot, les sauveteurs. Mais que faisaient-ils donc ? Hamilton voulut crier, hurler sans fin. Pourquoi ne se dépêchaient-ils pas davantage ? Quatre nuits avaient passé…

Par là-bas. Dans ce monde, le monde réel, quelques secondes seulement s’étaient enfuies.

Le guide noir, Bill Laws, se trouvait entre des vestiges amoncelés du grillage de sécurité. Il bougeait. Les yeux grands ouverts, il fixait sans le voir un tas fumant de matière organique. Le tas de matière organique était Arthur Silvester. Le vieil homme avait perdu connaissance…, la souffrance et le choc dus à son dos brisé lui avaient ôté sa dernière parcelle de conscience. Il était le plus gravement blessé.

Ils gisaient donc, tous les huit, brisés et brûlés. Une vision peu encourageante. Mais Hamilton s’agitant dans son lit confortable aux côtés de sa mince et charmante jeune femme, eût donné n’importe quoi pour se trouver là-bas. Pour retourner dans le bévatron et éveiller son double inanimé… et le prier ensuite de bien vouloir le tirer de l’abominable vagabondage où il était jeté.

 

Dans tous les univers possibles, lundi se ressemble toujours. À huit heures et demie, Hamilton était assis dans un train de banlieue de la Southern Pacific, le San Francisco Chronicle étalé sur ses genoux, et allait rejoindre l’Agence de Développement Electronique. Pourvu qu’elle existât. Il ne pouvait encore le dire.

Autour de lui, des employés fumaient, lisaient des illustrés ou parlaient sport. Vautré dans son fauteuil, Hamilton les observait, morose. Savaient-ils qu’ils n’étaient que les figurants d’un monde imaginaire ? Apparemment non. Placidement, ils s’affairaient à leur routine du lundi matin, inconscients du fait que leur existence était dominée par une invisible présence.

Il n’était pas difficile de donner un nom à cette présence. Sept sur huit membres du groupe étaient probablement déjà fixés. Même sa femme. Pendant le petit déjeuner, Marsha s’était tournée vers lui et avait dit :

— Mrs Pritchett. J’y ai pensé toute la nuit. J’en suis sûre.

— Pourquoi en es-tu sûre ? avait-il demandé d’une voix acide.

— Parce que, avait répondu Marsha avec une absolue conviction, elle est la seule qui pourrait croire à cette sorte de chose. (Elle effleura son corps de ses mains.) C’est juste la sorte d’idiotie victorienne qu’on attendrait de sa part.

S’il subsistait un doute dans son esprit, il disparut lorsqu’il vit quelque chose par la fenêtre du train. Attendant patiemment devant une cabane de paysan, un cheval était attelé à une carriole pleine de débris d’acier ; restes rouillés de vieilles autos. Le cheval portait des pantalons.

« South San Francisco », aboya le contrôleur.

Empochant son journal, Hamilton se joignit à la petite foule des hommes d’affaires qui se dirigeaient vers la sortie. Un instant plus tard, il marchait sans enthousiasme vers les grands bâtiments blancs de l’E.D.A. La compagnie existait au moins… c’était un bon départ. Joignant les mains, il se mit à prier, à implorer que son travail fît aussi partie de ce monde-ci.

Le docteur Tillingford l’accueillit dans son antichambre.

— Matinal, dit-il, serrant la main de Hamilton. Prêt à démarrer ?

Hamilton se détendit et ôta son manteau. L’E.D.A. existait et il avait encore un emploi. Même dans ce monde distordu, Tillingford l’avait engagé. Un de ses plus graves problèmes était ainsi réglé.

— Vous avez été gentil de me laisser un jour de congé, dit Hamilton, tandis que Tillingford le conduisait vers les laboratoires. J’en ai profité.

— Comment cela s’est-il passé ? demanda Tillingford.

Il y eut un silence.

Dans le monde de Silvester, Tillingford l’avait envoyé consulter le prophète du Second Bab. Les chances étaient minces que cela fût vrai aussi dans cet univers. En fait c’était même impossible. Hamilton préféra gagner du temps.

— Pas mal, tout bien considéré. Bien entendu, ce n’est pas exactement mon domaine.

— Vous avez trouvé facilement l’endroit ?

— Très facilement.

Hamilton se demanda ce qu’il avait fait dans ce monde.

— Ça a été, commença-t-il, très gentil de votre part. Le premier jour, comme ça…

— Je vous en prie. Dites-moi seulement – Tillingford s’arrêta devant la porte des laboratoires – qui a gagné ?

— Gagné ?

— Avez-vous donc emporté le prix ? (Souriant, Tillingford loi donna une tape chaleureuse dans le dos.) J’aurais dû m’en douter. Je pouvais le lire sur votre visage.

Le directeur du Personnel déboucha d’une porte, une épaisse serviette sous le bras.

— Alors, qu’est-ce que cela a donné ? demanda-t-il, avec un sourire humide. (D’un air entendu, il tapota le bras de Hamilton.) Vous avez ramené quelque chose à nous montrer. Un ruban, une médaille ?

— Il cache son jeu, fît Tillingford. Ernie, nous lui accorderons une colonne dans le journal d’entreprise. Cela intéressera nos employés, non ?

— Sûrement, acquiesça le directeur du Personnel. Je vais en faire une note. (Il se tourna vers Hamilton et dit :) Quel est le nom de votre chat, déjà ?

— Pardon, fit Hamilton, ahuri.

— Nous en avons parlé vendredi. Terrible que je ne me le rappelle pas. Je veux l’écrire sans fautes pour le journal d’entreprise.

Dans cet univers, on avait donné un jour de congé à Hamilton – son premier jour ouvrable dans son nouvel emploi – pour lui permettre de faire concourir Ninny Numbcat. Le plus bel animal.

Intérieurement, il hurla. Le monde de Mrs Pritchett à certains égards allait être presque pire que celui d’Arthur Silvester.

Ayant ramassé quelques détails concernant le concours d’animaux domestiques, le directeur du Personnel s’en alla, laissant seuls Hamilton et son patron ; le moment était venu, et les difficultés ne pouvaient plus être éludées.

— Professeur, dit Hamilton, prenant son courage à deux mains, je dois vous avouer quelque chose. Vendredi, j’étais si content de commencer mon travail ici que je… (Il sourit.) Franchement, je ne me souviens pas de ce que nous nous dîmes alors. Il y a une sorte de brouillard dans mon cerveau.

— Je comprends, mon garçon, dit Tillingford, d’une voix apaisante avec un clin d’œil paternel. Ne vous inquiétez pas. Nous avons tout le temps de revenir sur les détails. J’espère que vous resterez ici longtemps.

— En fait, dit Hamilton, je ne me souviens même plus de ce que je suis censé faire. N’est-ce pas comique ?

Ils rirent ensemble un bon bout de temps.

— C’est bien amusant, mon garçon, dit Tillingford, essuyant des larmes de rire, je croyais avoir tout entendu, mais celle-là…

— Peut-être pensez-vous que…, fit Hamilton, essayant de paraître naturel. Peut-être pourriez-vous me faire un exposé, oh, assez bref, sur le sujet.

— Bien sûr, dit Tillingford. (Le sourire disparut de son visage ; il prit au contraire un air grave et pensif, presque inspiré. Il contemplait une généralité souveraine.) Je ne pense pas que cela fasse de mal de retourner de temps à autre aux fondements de notre action. Il est important, je l’ai toujours dit, de se replonger de temps à autre dans les postulats de base, afin de ne pas s’écarter trop de la voie qui nous est tracée.

— Soit, fit Hamilton, espérant qu’il serait capable de s’adapter au travail qu’il allait entendre décrire.

Quel pouvait bien être la conception d’Edith Pritchett d’une immense affaire de recherches électroniques ?

— L’E.D.A., commença Tillingford est, comme vous vous en rendez compte vous-même, l’un des éléments les plus importants de notre société. Elle doit remplir une tâche d’un intérêt vital. Et elle remplit cette tâche.

— Certainement, dit Hamilton, en écho.

— Ce que nous faisons tous à l’E.D.A. est plus qu’un boulot ordinaire. Plus, même, qu’une recherche de profits. L’E.D.A. n’a pas été fondée dans l’intention de faire de l’argent.

— Je suis d’accord avec vous, fit Hamilton.

— Il serait indigne et mesquin d’insister sur le fait que l’E.D.A. est un succès sur le plan financier. En fait, c’en est un. Mais ça n’a pas d’importance. Notre tâche ici, et c’est une lourde et grande tâche, dépasse de loin toute idée de profit et de bénéfice. Et c’est particulièrement vrai dans votre cas. Vous, jeune débutant idéaliste, vous êtes poussé par le même zèle qui m’entraîna jadis. Mais maintenant, je suis vieux.

Ma tâche est terminée. Bientôt, dans un avenir proche peut-être, je déposerai mon fardeau, confiant ma charge à des mains plus jeunes, plus vigoureuses.

Il posa la main sur l’épaule de Hamilton et le conduisit fièrement dans l’aire immense des laboratoires de recherches.

— Notre but, poursuivit-il avec grandiloquence, est d’utiliser les immenses ressources et les talents de l’industrie électronique pour élever le niveau culturel des masses. Apporter l’art à l’humanité tout entière.

Avec violence, Hamilton fit un bond en arrière.

— Professeur Tillingford, cria-t-il, regardez-moi droit dans les yeux et répétez cela.

Surpris, Tillingford ouvrit et ferma la bouche.

— Pourquoi, Jack, marmonna-t-il, qu’est-ce qui ne va…

— Comment pouvez-vous raconter toutes ces histoires. Vous êtes un homme cultivé et intelligent, un des plus grands statisticiens de la planète. (Agitant follement les bras, Hamilton jeta à la figure du vieil homme effaré :) Pour l’amour de Dieu, essayez de vous rappeler qui vous êtes. Ne vous laissez pas guider par…

Reculant avec effarement, Tillingford joignit timidement les mains et bégaya :

— Jack, mon garçon. Qu’est-ce qui vous arrive ?

Hamilton frissonna. Cela ne servait à rien. Il perdait son temps. Il eut brusquement envie de rire. La situation était absurde ; il pouvait tout aussi bien garder sa colère pour lui. Ce n’était pas la faute du pauvre Tillingford… On ne pouvait pas plus blâmer Tillingford que le cheval portant des pantalons qui tirait la carriole sur la route.

— Je suis désolé, dit-il faiblement, c’est la fatigue.

— Mon Dieu, fit Tillingford, qui commençait à se remettre de la secousse, permettez que je m’assoie un instant… le cœur… rien de sérieux, un peu de tachycardie. Le vieux muscle s’emballe de temps à autre. Excusez-moi.

Il disparut dans un bureau ; la porte claqua et Hamilton perçut le bruit de flacons heurtés et de pilules jetées au fond d’un verre.

Il avait sans doute perdu son emploi. Il s’assit sur une banquette et fouilla dans ses poches en quête de cigarettes. Quel départ dans ce monde nouveau… il aurait pu difficilement être pire.

Lentement, précautionneusement, la porte du bureau s’ouvrit. Le Dr Tillingford, les yeux écarquillés, le dévisagea non sans hésitation.

— Jack, appela-t-il faiblement.

— Oui, fit Hamilton, sans le regarder.

— Jack, demanda Tillingford d’une voix incertaine, vous voulez porter la culture aux masses, n’est-ce pas ?

Hamilton soupira :

— Bien sûr, professeur. (Il se remit sur ses pieds et fit face au vieil homme.) J’aime cette idée. C’est la plus grande chose qu’on puisse concevoir.

Le soulagement illumina le visage de Tillingford.

— Le ciel en soit loué. (Sa confiance était partiellement revenue et il osa se risquer dans le couloir.) Vous vous sentez assez bien pour commencer votre travail ? Je ne veux pas vous surmener…

Un monde conçu et habité par Edith Pritchett. Il pouvait l’imaginer, maintenant ; amical, secourable, sucré, avec un relent de saccharine. Ne faisant, ne disant, ne pensant que le bien et le beau.

— Vous n’allez pas me virer ? demanda Hamilton.

— Vous renvoyer ? (Les yeux de Tillingford clignotèrent.) Mais pourquoi donc ?

— Je vous ai insulté.

Tillingford eut un faible rire.

— N’y pensez plus. Mon garçon, votre père était l’un de mes meilleurs amis. Un jour ou l’autre je vous raconterai quelles furieuses disputes j’ai eues avec lui.

Donnant de petites tapes sur l’épaule de Hamilton, Tillingford le guida dans les laboratoires. Les techniciens et le matériel abondaient dans toutes les directions. Il flottait dans l’air le bourdonnement caractéristique d’un service de recherches fonctionnant bien.

— Professeur, dit Hamilton, sans conviction, puis-je vous poser une question ?

— Pourquoi pas ? Bien sûr, mon garçon.

— Vous souvenez-vous de quelqu’un nommé (Tetragrammaton) ? le Pr Tillingford sembla étonné.

— De quoi s’agit-il ? (Tetragrammaton) ? Non, je ne vois pas. Pas que je me souvienne.

— Merci, fit Hamilton, tristement, je voulais seulement en être sûr. Je ne pensais pas que vous le connaissiez.

Sur une table de travail, Tillingford attrapa un exemplaire du numéro de novembre 1959 du Journal des Sciences Appliquées.

— Il y a là un article qui circule parmi nos cadres.

Cela peut vous intéresser quoique ce soit un peu ancien. Une analyse des œuvres d’un des hommes les plus remarquables de notre siècle. Sigmund Freud.

— Excellent, dit Hamilton, d’une voix neutre.

Il était prêt à tout.

— Comme vous le savez, Sigmund Freud considéra le concept psychanalytique du sexe comme une sublimation possible de la pulsion artistique. Il montra que le besoin fondamental de tout être humain était de s’exprimer au moyen de la création artistique, et que ce besoin contrarié se transformait et s’altérait dans sa forme dégénérée, l’activité sexuelle.

— Est-ce sûr ? murmura Hamilton, résigné.

— Freud montra que chez l’individu sain, dépourvu d’inhibitions, il n’existe pas de pulsion sexuelle ni de curiosité ou d’intérêt à l’égard des choses du sexe. Contrairement aux notions traditionnelles, le sexe est un élément entièrement artificiel. Lorsqu’un homme ou une femme peuvent mener une existence normalement dédiée à une activité artistique, la peinture, la littérature, la musique, la prétendue pulsion sexuelle disparaît. L’activité sexuelle est la forme déviée par laquelle les talents artistiques se manifestent lorsqu’une société mécanique soumet l’individu à certaines inhibitions contre nature.

— Bien sûr, dit Hamilton. J’ai appris tout cela à la faculté. Ou quelque chose comme ça.

— Heureusement, poursuivit Tillingford, la résistance initiale à l’œuvre monumentale de Freud a été surmontée. Bien entendu il eut à faire face à une opposition terrible. Mais heureusement, elle est en train de disparaître. De nos jours, vous trouverez rarement une personne cultivée et bien élevée qui parle du sexe ou de sexualité. J’emploie ces termes seulement dans leur sens médical, pour décrire un état cliniquement anormal.

Plein d’espoir, Hamilton s’enquit :

— Vous dites qu’il subsiste des vestiges de la pensée traditionnelle dans les classes inférieures ?

— Eh bien, admit Tillingford, il faut du temps pour atteindre tout le monde. (Son visage s’éclaircit. Son enthousiasme était revenu.) Et c’est notre travail, mon garçon. C’est la tâche de l’industrie électronique.

— Industrie, marmonna Hamilton.

— Non pas en tant que la forme d’art, je le crains. Mais selon des voies point tellement éloignées. Notre tâche, mon garçon, est de poursuivre des recherches dans le but de réaliser le parfait moyen de communication. L’appareil qui nous permettra de ne laisser rien au hasard. Grâce auquel tous les êtres humains recevront leur part de l’héritage culturel et artistique de l’humanité. Vous me suivez ?

— Je vous précède, répondit Hamilton. J’ai depuis des années une chaîne haute fidélité.

— Haute fidélité ? (Tillingford était ravi.) Je ne savais pas que vous portiez de l’intérêt à la musique.

— Surtout au son.

Sans lui prêter attention, Tillingford continua :

— Alors, vous ferez partie de l’orchestre symphonique de la société. Nous faisons un concours avec celui du colonel T.E. Edwards au début décembre. Mon cher, vous avez une chance de battre votre ancienne société. De quel instrument jouez-vous ?

— Ukulélé.

— Un débutant, hein. Et votre femme ? Joue-t-elle.

— Oui, du rebec.

Effaré, Tillingford laissa tomber.

— Nous en reparlerons plus tard. Je pense que vous devez être anxieux de vous mettre au travail.

À 17 h 30, Hamilton posa ses plans et ses instruments. Il se joignit aux autres employés qui rentraient chez eux et quitta le bureau par des allées bordées d’arbres, qui menaient à la rue.

Il allait justement se diriger vers la gare, lorsqu’il aperçut une voiture bleue qui lui était familière et qui vint s’arrêter à côté de lui. Au volant de son coupé Ford se trouvait Silky.

— Dieu me damne, voulut-il dire – mais de toute évidence, ces mots n’existaient pas dans ce monde, et ils ne franchirent pas ses lèvres – que faites-vous ici ? J’allais partir à votre recherche. Silky sourit et ouvrit la porte de la voiture.

— J’ai lu votre nom et votre adresse sur cette fiche. (Elle indiqua du doigt une étiquette attachée au volant.) Vous disiez la vérité, après tout. Le W est l’initiale de…

— Willibald.

— Vous êtes impossible.

Il s’assit à côté d’elle, plein de lassitude, et fit remarquer :

— Mais vous ne saviez pas où je travaillais, pour autant.

— Non, admit Silky, j’ai téléphoné à votre femme et elle m’a dit où je pouvais vous trouver.

Tandis que Hamilton la regardait, muet d’étonnement, elle appuya sur l’accélérateur.

— Cela ne vous ennuie pas que je conduise ? J’aime votre petite voiture… si agréable, si facile à conduire.

— Allez-y, dit Hamilton, encore mal remis. Vous avez téléphoné à Marsha ?

— Nous avons eu une longue conversation.

— À quel propos ?

— À votre propos.

— Et de quoi s’agissait-il ?

— De ce que vous êtes. De ce que vous faites. N’importe quoi à votre propos. Oh ! vous connaissez les bavardages féminins.

Réduit au silence, Hamilton fixait sans les voir El Camino Real qu’ils traversaient et les longues files de voitures qui se dirigeaient vers les villes de la banlieue. Silky conduisait doucement. Elle semblait satisfaite. Dans ce monde pur, Silky avait subi une étonnante transformation. Ses cheveux blonds étaient réunis en deux tresses qui lui pendaient dans le dos. Elle portait un chemisier blanc et une stricte robe bleu marine. Ses chaussures étaient amples. Elle ressemblait à une innocente écolière. Elle ne portait pas de maquillage. Elle avait perdu son expression avide. Et son corps, comme celui de Marsha, était totalement asexué.

— Qu’êtes-vous devenue depuis que je vous ai vue ?

— Rien de spécial.

— Vous vous souvenez ? demande-t-il avec précaution, lorsque nous nous sommes vus pour la dernière fois. Vous vous souvenez de ce qui est arrivé ?

— Bien sûr, répondit d’une voix assurée Silky. Vous, Charley Mc Feyffe et moi-même étions partis pour San Francisco.

— Pour quoi faire ?

— Mr Mc Feyffe désirait vous montrer son église.

— Y sommes-nous allés ?

— Je suppose. Vous êtes entrés ensemble.

— Et puis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je me suis endormie dans la voiture.

— Vous n’avez rien vu ?

— Qu’y avait-il à voir ?

Cela aurait paru plutôt étrange de dire : « Deux à hommes mûrs montant au ciel accrochés au manche d’un parapluie. » Aussi ne le dit-il pas. Il demanda :

— Où allons-nous ? À Belmont ?

— Bien sûr. Où pourrions-nous aller ?

— Chez moi ? (Il s’accoutumait difficilement à ce monde.) Vous et Marsha et moi ?

— Le dîner est prêt, lui dit Silky. Ou il le sera, le temps que nous y soyons. Marsha m’a téléphoné au bureau, m’a dit ce dont elle avait besoin et j’ai fait les courses.

— Elle vous a téléphoné au bureau ? (Surpris, il demanda :) Quel genre de travail faites-vous ?

Elle lui jeta un coup d’œil étonné :

— Jack, quel homme étrange vous faites.

— Oh !

Elle continua de le fixer d’un air inquiet jusqu’à ce qu’un grincement de freins, devant, la forçât à tourner la tête.

— Cornez, lui ordonna Hamilton.

Un énorme transport de pétrole, sur la droite, empiétait sur leur voie.

— Pardon ? fit Silky.

Agacé, Hamilton se pencha et appuya sur le bouton de l’avertisseur. Mais il ne se passa rien. Pas le moindre son.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Silky, avec curiosité.

Et elle ralentit pour laisser le camion-citerne se glisser dans leur file.

Hamilton se mit à réfléchir et engrangea une nouvelle bribe d’information dans sa mémoire. Dans ce monde, la catégorie avertisseurs n’existait pas. Et quelle que fut son importance, le trafic se faisait sans tintamarre assourdissant.

En abolissant les maux de ce monde, Edith Pritchett ne supprimait pas seulement des objets, mais des catégories entières. Selon toute probabilité, elle avait été une fois exaspérée par le ululement d’un avertisseur. Et maintenant, dans son monde de fantaisie, de telles choses n’existaient pas. Tout simplement. La liste des choses qui l’ennuyaient devait être considérable. Et il n’y avait pas moyen de la déterminer avec précision. Il se mit à penser à la liste du chant de Koko dans Le Mikado :

 

Car vraiment, cela n’a pas d’importance que vous mettiez tel ou tel nom sur la liste,

Tous, ils y passeront, ils y passeront tous…

 

Ce n’était pas un point de vue encourageant.

Tout ce qui avait pu érafler la surface douce de l’existence de Mrs Pritchett avait sombré dans le néant. Il essaya de deviner. Les éboueurs déplaçant bruyamment les boîtes à ordures. Les vendeurs faisant du porte-à-porte. Les factures. Les impôts. Les pleurs des bébés. Ou de façon plus générale tous les bébés. L’ivrognerie. La saleté. La pauvreté. La souffrance en général. Une pure merveille qu’il restât quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Silky, compatissante. Vous ne vous sentez pas bien ?

— C’est le brouillard, dit-il. Il me rend toujours un peu malade.

— Qu’est-ce le « brouillard » ? demanda Silky. Quel drôle de mot !

Pendant longtemps, ils ne parlèrent pas. Hamilton essayait simplement de retenir sa raison défaillante.

— Voulez-vous que je m’arrête un moment ? demanda Silky, d’une voix pleine de pitié. Voulez-vous boire un verre de limonade ?

— Taisez-vous, cria Hamilton.

Silky lui lança un regard effrayé.

— Désolé, fit-il. (Il essaya de s’excuser.) Mon nouvel emploi… travail dur…

— Je m’en doute.

— Réellement ? (Il ne put empêcher son scepticisme de se manifester dans sa voix.) Justement, vous deviez me dire… Quel est votre job, en ce moment ?

— Toujours la même chose.

— Et de quoi s’agit-il ?

— Je travaille toujours pour le Bon Port.

Cela réconforta un peu Hamilton. Certaines choses subsistaient, malgré tout. Il existait dans ce monde comme dans l’autre, un Bon Port. Fragments épars de réalité auxquels s’accrocher.

— Allons-y, dit-il. Et prenons un verre de bière avant de rentrer.

Lorsqu’ils entrèrent dans Belmont, Silky arrêta la voiture en face du bar. Hamilton examina le bar d’un œil critique. À cette distance, il ne semblait pas avoir beaucoup changé. Un peu plus propre, peut-être. Le décor nautique semblait plus évident. Les allusions à l’alcool semblaient avoir subtilement diminué. Il avait du mal à lire les enseignes publicitaires. Les brillantes lettres de néon semblaient se fondre en un brouillard pourpre et indistinct. S’il n’avait pas su ce que disaient les lettres…

— Jack, dit Silky d’une voix douce et inquiète. Oh, je voudrais que vous puissiez me dire…

— De quoi s’agit-il ?

— Je ne puis dire. (Elle sourit et lui lança un coup d’œil hésitant.) Je me sens si drôle. Comme si mes souvenirs se mélangeaient et tournaient dans ma tête. Oh, je ne peux rien préciser, c’est juste une impression.

— À propos de quoi ?

— À propos de vous et de moi.

— Oh, – il acquiesça – et de Charley Mc Feyffe ?

— Oui, Charley aussi. Et Billy Laws. Il me semble que quelque chose est arrivé il y a longtemps. Mais ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? (Elle porta ses mains à ses tempes. Il nota qu’elle n’avait pas de vernis aux ongles.) Cela me trouble à un tel point.

— Je voudrais pouvoir vous aider. (Et c’était vrai.) Mais j’ai subi quelques chocs, moi aussi, ces derniers Jours.

— J’ai l’impression que je vais passer au travers du sol. Vous savez, lorsque je pose te pied, je crois qu’il va sombrer. (Elle se mit à rire nerveusement.) Il doit être temps que je trouve un autre psychanalyste.

— Un autre ? Vous voulez dire que vous en avez déjà un ?

— Bien sûr. (Elle se tourna anxieusement vers lui.)

Voilà, c’est ce que je voulais dire. Vous dites des choses comme cela et je me sens si drôle. Vous ne me poserez plus de questions comme ça, n’est-ce pas, Jack ? Cela m’ennuie trop.

— Je suis désolé, dit-il, embarrassé. Ce n’est pas votre faute. Ne vous accusez pas.

— Ma faute ? À quel propos ?

— Laissez tomber. (Il ouvrit la porte de la voiture et se redressa, une fois sur le trottoir.) Allons-y et buvons une bière.

Le Bon Port avait subi une transformation interne. De petites tables couvertes de nappes blanches étaient gracieusement disposées ici et là. Une bougie éclairait chaque table. Des reproductions de tableaux pendaient aux murs. Quelques couples relativement âgés mangeaient tranquillement de la salade.

— C’est plus intime par-là, fit Silky, le conduisant entre les tables.

Ils s’assirent bientôt dans l’ombre tranquille d’un box, des cartes ouvertes devant eux.

La bière était la meilleure qu’il eût jamais bue. Examinant le menu, il découvrit que c’était une vraie merveille ; une bière allemande d’origine comme il ne pouvait en trouver que rarement. Pour la première fois depuis qu’il était entré dans ce monde, une vague d’optimisme l’envahit.

— À votre santé, dit-il à Silky, levant son verre. Silky fît en souriant de même.

— C’est bon d’être de nouveau assise auprès de vous, dit-elle, buvant délicatement.

— Bien sûr, fit-il.

Dégustant sa bière, Silky demanda :

— Pourriez-vous me recommander un psychanalyste ? J’en ai déjà essayé des centaines. J’essaie toujours de trouver le meilleur. Chacun en a un qu’il recommande.

— Pas moi, dit Hamilton.

— Vraiment ? Comme c’est étrange.

Elle laissa son regard errer sur les reproductions. L’une d’elles montrait un paysage d’hiver, Nouvelle-Angleterre 1845.

— Je pense que j’irai à l’A.H.M. et que je leur demanderai un avis. Ils m’ont déjà aidée.

— Qu’est-ce que l’A.H.M. ?

— L’Association pour l’Hygiène Mentale. Vous n’êtes pas membre ? Tout le monde est membre, pourtant ?

— Je vis un peu en marge.

Silky tira sa carte de membre de son sac et la lui tendit.

— Ils s’occupent de tous les problèmes de votre santé mentale. C’est merveilleux. Ils peuvent vous faire une analyse à toute heure du jour ou de la nuit.

— Et la médecine ordinaire, aussi ?

— Vous voulez parler de la médecine psychosomatique ?

— Je suppose que oui.

— Ils s’en occupent aussi. Et ils ont un service de diététique fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Hamilton grogna :

— (Tetragrammaton) était encore préférable.

— (Tetragrammaton) ? (Silky réfléchit soudain.) Est-ce que je connais ce nom ? Que veut-il dire ? J’ai une vague impression que… (Tristement, elle hocha la tête.) Non, je ne trouve rien.

— Parlez-moi de la diététique.

— Eh bien, ils prennent soin de ce que vous mangez.

— J’en avais l’impression.

— La nourriture est une chose très importante. Pour le moment, je vis de fromage et de confiture.

— Parlez-moi d’un steak saignant, dit Hamilton avec enthousiasme.

Choquée, Silky le regarda avec horreur :

— Un steak ? De la viande animale ?

— Sûr, et beaucoup, par-dessus le marché. Avec des oignons, des pommes de terre frites, des petits pois et du café noir.

L’horreur fît monter le sang au visage de Silky.

— Oh, Jack.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Vous êtes un… sauvage.

Se penchant par-dessus la table, Hamilton lui dit :

— Que penseriez-vous si nous filions d’ici ? Si nous garions la voiture dans un chemin tranquille et si nous faisions l’amour.

Mais le visage de Silky montra seulement une indifférence étonnée.

— Je ne comprends pas.

— Oubliez ça, fît Hamilton, accablé.

— Mais…

— Laissez tomber. (Maussade, il avala le reste de sa bière.) Allons, venez et partons dîner. Marsha va se demander ce qui nous est arrivé.